Morphée est fatigué. Iel a cessé de compter le nombre d'heures de sommeil qui lui manquent, tout comme le nombre d'heures consécutives depuis qu'iel est éveillé. Iel n'est même plus sûr de savoir compter et encore moins calculer.

Une éternité d'au moins deux jours depuis la dernière fois qu'iel a vu son lit. Sa dernière mission a été exténuante et difficile, mais surtout longue. Des complications inattendues, des erreurs de jugements çà et là et une fatigue grandissante n'ont pas facilité la tâche aux agents qui étaient sur le coup.

Et quand le blond a enfin pu rêver à la douce étreinte de sa couette, alors qu'iel s'apprêtait à plonger dans un savoureux câlin avec son oreiller, son téléphone et sa fin ont sonné. Demande de renfort immédiate au douzième étage de la tour Sipe, pas le temps de discuter.

… C'est une blague ?

Soupir. Un arrêt de bus manqué par ce Morphée somnolent et inattentif et un double moka hyper caféiné supplément crème plus tard, le voilà au rez-de-chaussée. Iel tremble comme une feuille, blême et fragile comme une statue de porcelaine. Ah non, ce café n'était pas la meilleure idée. Tant pis.

Ce qui l'inquiète plus à présent, c'est son esprit qui s'envole au pays des rêves et peuple le bâtiment de toutous en tous genres. Une hallucination bien réaliste, si on en croit les dizaines d'aboiements, l'odeur, et - "Oh, pardon." D'accord. Il aura fallu trébucher sur un corgi pour comprendre que tout cela est réel.

Réel comme l'ascenseur en panne. Réel comme le poids qui s'abat sur ses épaules après au moins quinze secondes à fixer l'écriteau fixé sur les portes de l'appareil. Réel comme son envie de se jeter du haut de la tour - mais avant cela il va falloir la gravir, cette tour. Haaaaa.

Iel n'a pas compté les marches. Iel n'a pas non plus compté les chiens, ni les regards alarmés, accusateurs, inquiets ou stressés qu'on lui a lancés au passage. Iel n'a pas compté les minutes passées à traîner un pied après l'autre marche après marche. Iel ne compte pas les étages - heureusement que cet énorme 12 écrit sur le pallier le sort de sa torpeur. Morphée ressemble plus à un zombie qu'à un agent alors qu'iel s'avance dans le couloir, et sa voix peine à s'affirmer. "Bonjour, je suis l'agent Beauregard appelé en renfort tout à l'heure."

Rendez-lui donc son lit.

hrp:

Morphée ne fait jamais de vagues au travail. C'est un agent exemplaire à l'esprit aiguisé et aux méthodes logiques et réfléchies. Iel s'efforce de rester discret et conciliant, de respecter les ordres et de suivre les meneurs - quel bon petit toutou. Il suffit de le pousser du bout des doigts dans une direction pour qu'iel avance paisiblement, comme suivant un cours d'eau limpide.

Sauf si un terrible obstacle se présente dans les flots clairs qu'on a tenté de lui définir. La marionnette est plus facile à perturber qu'on ne le croit. Surtout quand cet obstacle s'appelle Plato.

Fait rarement observé chez ce morne individu, c'est pourtant bel et bien un frisson qui zigzague le long de son échine et amplifie une seconde ses tremblements déjà… bien visibles. Plato. Plato le corgi. P l a t o. Son esprit qui s'était déconnecté est envahi de flashbacks. Il y a la nuit et les néons, Andreas Golding grandiloquent et cette coupure de journal, son téléphone en plusieurs morceaux et cette pluie diluvienne. Voilà tout ce que lui évoque ce simple nom - Plato. Oui, Plato a entamé un processus de traumatisme de l'esprit somnolent.

Qui ne semble pas terminé. Ce n'est pas une blague. C'est un complot.

Iel acquiesce pour faire comprendre à sa collègue que toutes les informations sont intégrées. Tout en maudissant intérieurement l'entièreté de la CIA de s'être plantée sur le communiqué et de lui incomber cette tâche et ce foutu corgi de l'avoir empêché de rejoindre son lit et- Oh non, Ginger, s'il vous plaît.

Alors que sa collègue qui rejoint la liste des personnes intérieurement maudites s'éloigne d'un pas satisfait, l'agent Beauregard… semble bien long à la détente. Iel a les yeux plantés successivement dans le vide, puis sur le visage de sa nouvelle compagne d'infortune. Un uniforme de police et une mine qui n'a rien à envier à la sienne - elle est malade ? Tiens, d'ailleurs…

"Vous… On se connaît, non…?", balbutie-t-iel faiblement. Son esprit embrumé fait difficilement le lien avec la banque et la prise d'otages. Sans toutefois se douter que l'autre agent aura probablement été assez perspicace pour griller leur couverture et se mettre à fouiner dans leurs affaires. C'est un bâillement qui le ramène à la réalité. Réalité qui se compose de faits on ne peut plus simples : il faut dormir. Donc il faut accomplir la mission. Dans les plus brefs délais. Donc il faut ré-a-gir.

Iel s'éclaircit la gorge. "Je suis navré que l'on se retrouve dans de telles circonstances - surtout que vous avez l'air mal en point… Écoutez, je crois qu'aucun d'entre nous n'a de temps à perdre avec ces histoires de chiens, alors descendons pour régler ça au plus vite." Et Morphée pousse la porte coupe-feu et se mord la lèvre quand l'espace est inondé d'aboiements. Iel se tourne vers la brune : "Vous me seriez d'une aide incomparable… mais je comprendrais si vous préférez rentrer au plus vite…" On lit une once de désespoir dans son regard criblé de cernes.

Iel descend l'escalier.

hrp: