On entend un grognement digne d'un adolescent allergique à la lumière du soleil quand les grands rideaux de velours sont repoussés par l'assistant paniqué. Une fois les deux pendants bien attachés, le pauvre bougre ne sait plus trop où se mettre, ni même quoi faire : face à lui, il y a une boule de couette au milieu d'un lit king size blanc, d'où seul un pied (avec encore une chaussette) dépasse.
Euh, monsieur, je, euh, je suis désolé de vous déranger je - Un autre grognement lui fait savoir que oui, effectivement, il dérange plutôt pas mal. Il y a quelqu'un de la liste platine qui vous demande.
Et comme si la magie existait, l'amas de tissu se transforme en un être tout-à-fait humain (si l'on en oublie les cernes, la chaussette et quelques autres détails), l'air mi-alerté, mi-excité, mi-énervé. Il se redresse, se frotte les deux yeux énergiquement, passe la main dans ses cheveux plus que décoiffés. Hé bien ? Qui est-ce ? S'en suit un bâillement irrépressible, qu'il cache avec le dos de sa main comme le gentleman qu'il est (sauf peut-être à midi). Elle n'a pas donné son nom, mais si l'équipe l'a bien reconnue, vous l'avez enregistrée en tant qu'Harper Atwood. Le zombie encore à moitié endormi se transforme directement en homme en pleine possession de ses moyens -il se redresse totalement, debout sur son lit, les mains sur les hanches, un sourire de vainqueur sur le visage.  Elle est dans la salle pourpre, voici la vidéo si vous voulez confirmer son identité. Andreas prend la tablette du bout des doigts, regarde une seconde -il n'en faut pas beaucoup plus pour identifier des cheveux verts. AHAH! Très bien. Merveilleux. Génial. Il aurait pu continuer, mais il se rend soudainement compte que si elle était déjà dans une salle VIP, ça voulait dire qu'elle l'attendait -et que donc, il devait se préparer. Et Andreas met toujours un peu trop de temps à s'habiller. Dîtes-lui que je ne vais pas tarder. Et proposez-lui à boire. C'est moi qui paie, pour me pardonner de mon retard.
Et effectivement -il arrive trente minutes plus tard. Andreas Golding est à la hauteur de ses apparitions habituelles : chemise noire aux blancs motifs floraux, short de costume immaculé, chaussettes montantes vertes à la marque écrite en bien trop gros, pour finir sur de sobres souliers richelieu plus brillants que l'avenir de beaucoup à Vegas. Quand il ouvre la porte, son sourire s'allume directement (il irradie, même) alors qu'il s'approche de la jeune femme -qui est sensée être inconnue, se note-t-il dans un coin de sa tête. Miss. dit-il en tendant une main grande ouverte, tout comme ses yeux pétillants d'impatience. Dans l'autre paume, il a un verre à la main -il est encore à jeun, mais est beaucoup trop excité de la suite des événements pour s'en rendre compte. Mes milles excuses pour mon retard, veuillez me pardonner. En quoi puis-je vous être utile ?

Il soulève son menton de quelques centimètres, lance un de ces regards qui ne veut rien dire parce que bien trop libre d'interprétation -un peu amusé (il est toujours amusé), un peu surpris (sauf si c'est de l'excitation ?), bien trop tranquille (comme s'il ne s'inquiétait jamais). Je ne vois pas du tout ce à quoi vous faîtes référence, miss. Ce n'était pas grave. Ça ne lui a coûté que quelques spots publicitaires. Rien de bien préoccupant -et puis, au final, ça a tout de même accaparé son attention suffisamment pour qu'elle le remarque. Il appose un sceau "Success!" à ce dossier dans un coin de son cerveau, avant de refermer le tiroir avec un joli sourire.
Elle se contredit, pense-t-il. Il ne peut s'empêcher de se dire que c'est, au fond, un bon résumé de sa nature, mais il sait aussi qu'il ne la connaît qu'à travers les prismes d'autres -Magnus, Thaddeus et son compte en banque. Les deux tiers de ces entités n'ayant pas vraiment d'âme, c'était compliqué de se faire une bonne idée de l'énergumène Atwood. Il note qu'elle a un besoin d'indépendance plus important que ce à quoi il s'attendait. Il se demande, un instant, si elle a aussi fait le lien sur le petit arrangement qui les lie -il n'y a tout de même pas des masses d'"A. Golding" qui aurait de l'argent à gaspiller pour agacer un avocat qu'on ne veut généralement plus jamais revoir après avoir passé 5 minutes en sa présence. Et pourtant, elle ne dit rien en ce sens. Elle ne parle que des annonces, et de son amour propre, et de sa conscience.
Il rigole avec elle, de bon cœur.
Alors non -Andreas n'est jamais trop surpris, parce qu'il n'attend rien de ce qui peut bien arriver, mais il fait suffisamment bien semblant pour que ça soit tout de même divertissant.
Il se tient debout, encore trop endormi pour pouvoir s'asseoir sans sombrer dans l'envie de visiter son subconscient, mais n'utilise en rien sa posture pour apposer une quelconque supériorité. De toutes manières, il n'a pas besoin de prouver quoi que ce soit. Ils savent l'un comme l'autre que si elle a fait la démarche de venir, c'est elle qui s'offre -il espère qu'elle est, comme il le pense, assez lucide pour ça.
Effectivement. Il fait tourner le vin dans son verre, en prend une petite gorgée vermeille. Dans tous les détails. Il sourit. Magnus et moi ne nous cachons rien. Comme probablement cette conversation, sauf s'il trouvait un quelconque bénéfice de garder leur échange pour lui -le fait est qu'il en a bien l'intention. Que voulez-vous savoir ? Je ne vous promets pas de répondre mais cela vaut probablement la peine d'essayer -après tout, vous êtes déjà venue jusqu'ici. Il sort son portable de sa poche, regarde quelques notifications en faisant tourner son vin, tranquillement, dans l'attente d'un peu d'animation. Après quelques secondes, ses yeux retournent sur Harper, toujours aussi amusés.

Ça se sent étrangement, que l'air manque d'honnêteté. Enfin -disons plutôt de vérité audacieuse, intrépide, libre. Aucun des deux ne ment vraiment : c'est ça qui fait leur charme, chacun à leur manière.
Il décoche un regard interrogateur après sa première réponse. La vérité, c'est que Magnus ne lui parlait pas vraiment d'Harper -il la citait vaguement quand Andreas essayait d'immiscer le sujet comme centre de la conversation, sans que jamais il n'y arrive vraiment.
Et ça, c'était sacrément frustrant.
Alors il s'était imaginé d'autres choses ; il s'était dit que Magnus lui cachait des choses, qu'il ne voulait pas lui en parler, qu'il préférait tout garder pour lui. Andreas n'est pas un control freak avec ses amis, mais Magnus -ah, Magnus. Il a ce sentiment d'appartenance dont il a totalement conscience. Comme quand son petit frère a sa première copine et qu'on doute de tout à propos d'elle -pour sûr, elle mange des pizzas à l'ananas.
Et quand Harper lâche la seconde bombe, Andreas y croit. Il y croit parce qu'il s'était déjà convaincu bien avant qu'elle en voulait plus, qu'elle allait le plumer jusqu'à son dernier centime, qu'elle allait lui arracher la moitié du cœur après et qu'il allait devoir encore engager Thaddeus pour poursuivre la charpie aux cheveux verts.
Peut-être s'est-il un peu emballé, se dit-il.
Peut-être qu'il ferait mieux de la connaître d'abord, se dit-il.
Peut-être qu'il exagère parce que si c'était sérieux, Magnus lui en aurait parlé, se dit-il.
C'est donc un sourire radieux qui fleurit immédiatement sur ses lèvres. Il a une idée. Une merveilleuse idée -quelque chose qui les arrangerait tous les deux. Vous avez réussi à capter toute mon attention, miss. Il s’assoit à ses côtés, comme pour l'obliger à accepter sa présence. Et vous vous êtes définitivement adressé à la meilleure personne au monde, aucun doute. J'ai milles et une choses à vous dire. Son téléphone vibre encore et encore -la vie de Vegas. Malheureusement, vous êtes mal tombée. Je n'ai que trop peu de temps à vous accorder aujourd'hui et je ne peux me défaire de mes devoirs envers le Stardust. Il soupire, de manière sincère parce qu'il était déjà fatigué de la journée à venir. Je vous propose quelque chose : pourquoi ne pas discuter de tout cela autour d'un merveilleux repas ? Cela me permettra même de rassembler quelques petits bonus, entre temps -je parie que des photos adolescentes compromettantes vous amuseraient beaucoup. Et puis, j'aimerais également mieux vous connaître, évidemment. Vous comprendrez que je ne peux laisser n'importe qui s'approcher ainsi de mon meilleur ami. Il le dit en redressant ses yeux vers elle, avec une douceur fraternelle, vraie. Peut-être que l'honnêteté est revenue parmi eux. Je n'ai pas mangé chez Gusteau depuis des siècles. Que diriez-vous de -... Il déverrouille son téléphone, regarde son agenda surchargé, soupire encore un peu, se redresse d'un coup en allumant encore son sourire. Mercredi, à midi. Bien évidemment dans une salle privée. Il relève encore les deux pierres ambrées qui lui servent d'yeux. Si vous comptez capturer son cœur, il faudra vous habituer aux dîners gastronomiques. Il rit, ses paupières en demies-lunes, témoignage de son enthousiasme.
Ah -il avait tant de choses à dire à Harper.

Les violons étaient de sortie. Elle a les yeux baissés comme des gamma qui n'importent pas vraiment ; ç'aurait presque été une bonne actrice si Andreas n'était pas si habitué au gratin de Las Vegas (et aussi : aux larmes de crocodile, aux backstabs et aux petits secrets qui lui permettaient de faire de la magie dans leur propre réalité).
Il se rassoit. Il a un air consterné, concerné ; les sourcils froncés en une face compatissante, il pose une main amicale sur son genou, récupère le coin de sa joue avec l'autre. Du bout des doigts, il appuie -on pourrait croire qu'il imprime ses empreintes dans sa peau d'ivoire, ou peut-être qu'il voulait la teindre d'un peu de son si joli brun, mais non. Il la force à relever la tête.
Oh mais ne faut-il pas souffrir avant d'être heureux ? C'est ce qu'on voit dans toutes ces comédies romantiques. Votre situation serait un excellent scénario. Cliché au possible, mais on ajoutera quelque pincées de faux féminisme, des acteurs beaux et connus, des méchants qui veulent tout saboter, une fin heureuse et ça fera un carton. Pas besoin d'ajouter de désespoir, visiblement.
Il perd son expression. L'ironie s'échappait de ses mots comme du venin.
Comprenez, Miss, lui aussi sait insister sur les mots, que venir ici, à une heure si matinale, en déblatérant bien des choses ne me prouve rien de votre bonne foi. De votre honnêteté. Il retire sa main de son genou, ne lâche pas son visage. Comparer tout cela à notre arrangement ne me convainc que plus de ne rien vous dire maintenant. Il ne s'agit pas d'un jeu. Peut-être ne l'auriez-vous pas compris.
Ses doigts dérapent sur l'angle de sa mâchoire avant qu'ils ne rejoignent les cinq autres, se croisant sur ses genoux. Autrement dit, ma chère : c'est un test. Mais si vous ne voulez pas le passer, j'imagine qu'il est inutile pour nous de discuter plus longtemps. Ne perdons pas de temps pour une de vos obsessions passagères. Il ne sait pas vraiment s'il l'insulte, mais il le dit avec une telle douceur que c'est sûrement une injure. Sans lui accorder plus d'importance, il récupère son verre et boit une gorgée. Une deuxième. C'est dommage. Je commençais à me dire que vous étiez intéressante.
Il ressort son portable, pianote dessus. Il est passé à autre chose.

En réalité, Andreas n'avait pas d'ego démesuré. Au contraire : il n'en avait pas grand chose à faire, de ce que l'on pensait de lui. Ce qui le dérangeait, par contre, c'est que ça ait des conséquences sur son si cher casino -la prunelle de ses yeux !- et tous ceux qui en dépendaient. Alors quand l'occasion se présentait, dans ce qu'on appelait l'intimité, Andreas ne faisait pas vraiment très attention à tout ça.
Bien évidemment, Harper n'était pas dans ce cas-là.
Andreas n'avait rien à perdre -et ça, il avait l'impression que Miss Atwood l'ait oublié. Il est important pour Magnus. Et par conséquence, pour elle -ah ! que ce soit une bonne nouvelle ou non. Il n'a pas forcément à être impliqué, c'est certain, mais il y a de ces amis qui donnent l'impression de partager le même sang. Quelque chose de mystique, presque. Peut-être n'a-t-elle pas compris ça non plus.
Il ne rétorque rien. Ne réagit pas. Il l'a assez secoué, pense-t-il, et pourtant il n'a presque rien fait. Dans son esprit, tout est plutôt clair : elle n'a pas les épaules.
Autant dire qu'il est déçu, d'une manière triste parce qu'il s'imaginait déjà milles folles aventures pour embêter leur ami commun.
Ah. Il se consolera en terminant une bonne bouteille de cognac chez ce-dit ami. Ce n'est que peine passagère.
En attendant, il passe un coup de fil. C'est assez évident qu'elle attend une relance, une réponse, peut-être un dernier espoir. Oui, Charles. -- Effectivement ! J'ai l'impression que cela fait des siècles. Oui, exactement. Mercredi ? Ce serait possible ? Oh, vous êtes adorable, je savais que je pouvais compter sur vous. A ma table habituelle. Plutôt 14h. Vous savez comment c'est, le travail, les réunions, le sommeil ... Oui. Non, je ne sais pas encore le nombre de couverts. Je reviendrai vers vous. Très bien. Ah, vous êtes merveilleux, Charles. A bientôt. Il raccroche. En même temps que la conversation, il a sorti une de ses cartes de visite pour griffonner quelque chose au dos de la carte -sobre, minimaliste et pourtant serties de brillants- : Chez Gusteau, Diamond Bay, 14h :).
Il faut l'avouer, son smiley était plutôt moche.
Il se lève, époussette inutilement ses habits en s'approchant de la fille aux cheveux verts. Il glisse la carte dans son agenda. Je pourrais écrire des romans entiers sur Magnus et vous avez pu observer ma verve -je ne m'arrête jamais, mais le travail n'attend pas. Il remet les mains dans ses poches. Veuillez s'il-vous-plaît reconsidérer la chose. Je ne gagne rien à tout cela, comme vous vous en doutez. Il hausse des épaules. Il ne perd rien non plus. Sur ce ! Il est temps pour moi de filer. Bonne journée, Miss. Si vous le voulez, dîtes à l'hôtesse qui vous a accueillit de vous donner quelques jetons sur mon compte. A bientôt ! Il lâche un sourire, virevolte et disparaît déjà de l'autre côté de la porte.
A peine sorti, il envoie un message à Magnus. Harper m'a rendu visite. Il n'en dira pas plus, j a m a i s.