L’ennui mortel était le meilleur des arguments pour se permettre une folie telle qu’entrer dans un lieu aussi décalé de sa propre personnalité. Ainsi il en est pour Sonata et son étrange habitude de se rendre au Suspiria.

Il y avait de l’école le jour, mais la nuit tombée, le temps semble ralentir, la ville se ramollir. L’appartement où elle vit est une cage dans laquelle ce fameux temps a toutefois l’air de reprendre un rythme ordinaire. Ce qui lui restait à configurer ensuite, c’était l’activité qui allait conclure sa journée.
Qu’est ce que ça allait être, alors ? Un film avec du popcorn, une moitié de nuit sur Internet, ou simplement un peu de musique avec le plus récent Lovecraft ? Ce soir, elle avait plutôt décidé de sortir ; malgré le froid hivernal qui ferait rentrer vos pieds sous la couette.

L’ennui dévorait les habitudes. On cherchait à percer sa propre bulle, quitte à s’aventurer dans des coins qui allaient nous faire goûter des choses amères. C’était la crainte de Sonata en entrant dans ce nightclub.
Elle en avait entendu souvent, beaucoup, trop parlé. Les arguments étaient convaincants au point d’attiser un minimum l’attention d’une fille aussi désintéressée qu’elle des lieux dont on dit qu’ils sont branchés.
Enfin, pas qu’elle n’éprouve absolument aucun intérêt pour les sorties nocturnes assez communes, mais que l’ennui, de façon générale, se minimise dans les jours paisibles de sa vie. Pas ce soir, en tout cas.

Passer les portes la première fois fut un échec technique, car plutôt que de se faire renvoyée par le videur, Sonata n’avait en fait même pas tenté de rentrer en constatant que des personnes trop lambdas avaient plus de chance de rester dehors que d’avoir droit à l’apéritif. Elle était donc repartie.

Une seconde fois (amenée par une autre soirée dévorée par le vide:tm:), elle avait tenté le coup, mais a été refusée avec un paquet d’inconnus pour une raison X ou Y jamais détaillée par cet homme qui répète mécaniquement de sa voix grave que « ça va pas être possible ».

La troisième fois était un jour de chance, car pour la même raison, Sonata put entrer.
Tout ce qui la tentait en ce lieu, c’était les boissons douces et peu chères, les sièges confortables et les angles de murs les plus tranquilles dans lesquels elle pouvait s’installer. Si l’ennui semblait l’avoir suivi jusque-là, un dragueur de type lourdingue l’approcha à sa première venue.
Elle l’avait remballé avec une douceur froide, une frigidité synonyme de mur en béton. Un trio de filles l’avaient ensuite rejoint, trouvant sa solitude triste.

Tolérante la première demie-heure, Sonata sortit ses cartes de tarot.
Les demoiselles, folles des histoires du destin et malades d’horoscopes fumeux écrits pour des magazines, s’enthousiasmèrent à l’idée de connaître leur avenir. Les gloussements de dindes épanouies de ces demoiselles attirèrent la curiosité d’autrui, jusqu’à entourer Sonata qui conservait les mirettes baissées sur ses cartes.
Jamais sans qu’on n’en sache trop sur elle, les habitués du Suspiria retinrent son visage. Désormais, une à trois personnes venaient réclamer solution à ses cartes à chacune de ses venues.

Ce soir encore, Sonata était de sortie. Et son paquet de cartes était sagement posé et rangé près du bord de la table. Pas de compagnie, mais juste une place toute faite pour le cocktail qu’elle a commandé et qu’elle attend en levant de temps à autre les yeux.

Le temps passait, mais Sonata aperçut la suite de sa tranquille soirée lorsqu'elle vit le verre plein se poser sur la table. Ainsi, elle allait pouvoir profiter d'une boisson innocente pour conclure cette journée hivernale. Elle ne buvait peut-être pas d'alcool, mais ici, il faisait chaud, et tout le monde participait activement à ce fait. Même elle, dans son coin, le ressentait.
Hélas, elle eut le malheur de reconnaître une voix et de lever les yeux.

« Et voilà ton cocktail. Ça ne te dirait pas de me tirer les cartes pour me remercier, par hasard ? »

Son visage se transforma et ses sourcils se froncèrent d'agacement.
Elle ne pouvait jamais mettre les pieds ici sans tomber sur ce même jeune homme, et elle avait beau le savoir, ses jambes jamais ne l'avaient empêché une fois de revenir. Sonata ne pouvait être plus claire à chaque tentative du barman désespéré. Non, c'est non. C'est sa formule lorsqu'une personne insiste beaucoup trop selon elle à se faire lire les cartes. Elle en avait refusé déjà quelques-uns par le passé. Tous avaient fini par abandonner, réalisant tour à tour la patience dont elle faisait preuve.

Mais ce type, lui, en avait une plus tenace encore. Pire, même : elle était très têtue. Sonata ne voulait pas tomber dans la vulgarité pour le faire fuir, ainsi elle tentait vainement à chaque fois de faire décrocher Romeo de son objectif. Hélas, en plus de travailler ici, il tenait bon et s'amusait même à l'embêter.

- Tu commences vraiment à me pomper l'air, avoue-t-elle avec un effort. Tu travailles, non ?

Si elle pouvait l'éloigner grâce à cette piètre excuse et ainsi profiter pour boire et filer... mais ça la bousculerait dans ses plans à être tranquillement assise dans un coin pour une fois à l'abri des plus gros brouhaha du nightclub. Il fallait de toutes évidences s'attendre à ce que Romeo débarque à un moment ou un autre.
Sonata saisit son verre et ajouta en approchant lentement celui-ci de ses lèvres :

- Tu connais la chanson : non, c'est non. Arrête de me demander.

Elle avait été un peu plus brusque que ça, et avec un plus large vocabulaire, la dernière fois. Comme quoi la réponse de ce soir prouvait faiblement sa lassitude pour ce manège répétitif et la mince possibilité qu'elle puisse enfin craquer. Mais Sonata se sentirait vraiment frustrée d'accepter après avoir tenu jusqu'à tant de refus.